Le 9 Décembre dernier, entre 800.000 et un Million de personnes suivaient respectueusement le cortège funèbre de la dépouille de Jean-Philippe Smet, alias Johnny Hallyday, depuis l'église de la Madeleine jusqu'à l'Arc de Triomphe à Paris. Le chanteur, décédé quatre jours plus tôt, avait décidé de suivre l'écrivain Jean d'Ormesson dans un même élan, vers de nouvelles aventures un peu moins terrestres.
Il était anticipé par la majorité des Français, que le décès de Johnny Hallyday susciterait une certaine émotion dans le pays, et pas seulement médiatique. Qui au cours d'un repas familial ou en devisant avec quelques amis, n'a pas un jour lancé "le jour où Johnny passera l'arme à gauche, ça sera sans nul doute un drame national" ? En vérité, si le chanteur pouvait revendiquer des centaines de milliers de fans, il n'avait rien de particulier. Les humoristes aimaient le croquer en exagérant ses raisonnements intellectuels plus que limités ; il n'était l'auteur de pratiquement aucune de ses chansons ; il était loin d'être un chanteur engagé ; et il n'avait pas de profondeur ou de charisme pouvant mettre en lumière sa singularité. Johnny, c'était d'abord une voix à nulle autre pareille, un réseau d'auteurs et de musiciens ayant composé tous ses tubes, une maison de disque qui le sponsorisait depuis ses débuts et quelques éléments marketing véhiculant une certaine idée (positive) de l'Amérique. Ça n'était ni un bienfaiteur de l'humanité, ni un salaud. Évadé fiscal comme nombre de gens fortunés en France, mais semble-t-il, généreux avec ses proches au point d'être plus cigale que fourmi.
Certains s'interrogent sur les clés de son succès à travers le temps, pour ma part, je considère qu'au-delà de tout l'univers professionnel et médiatique qui concourrait à sa survie artistique, c'est tout de même la chaleur de sa voix et son talent pour vivre ses chansons pleinement, qui aura le plus fasciné ceux qui ont suivi sa carrière. Il n'en reste pas moins que la ferveur dont il a jouit jusqu'à la tombe, interroge sur nous, les Français. Avant d'y méditer un peu, apprécions tout de même l'idée que sa mort aura obligé des politicards traditionnellement très anti-cléricaux, à mettre les pieds dans une église. Sourions en pensant que TF1 aura ainsi retransmis l'intégralité d'une messe donnée à la mémoire du chanteur. D'un coup, la France se rappelle que les personnalités qu'elle plébiscite, quand bien même plutôt laïques et peu portées sur la religion, conservent un lien évanescent avec le christianisme. On peut cracher sur l'Eglise et son influence sur notre culture populaire encore aujourd'hui, mais l'on oublie bien vite notre désir de bouffer du curé quand il s'agit de rendre un dernier hommage à nos disparus.
Je le disais plus haut, Johnny était très loin d'être un chanteur engagé, mais admettons que se fusse le cas, et imaginons qu'il décidât de prendre les chemins de la Révolution, une fois arrivé au sommet de sa gloire. Supposons dans cette uchronie, que "l'idole des jeunes" se mit un jour à invectiver le gouvernement, contester sa légitimité, appeler ses fans à converger dans la rue et entamer une grève générale sur le champ.
Aurait-il été suivi ?
Sans aller jusqu'à dire que l'ensemble de ceux qui appréciaient sa production artistique, aurait vu en lui le leader naturel d'une révolution, je suis convaincu qu'un très grand nombre de Français - même en dehors de ses fans - se seraient mis en ordre de bataille à son appel. Les idées nouvelles ou alternatives en France peuvent plaire au plus grand nombre, mais ne susciteront aucune confiance quant à leur valeur politique, dès lors qu'elles ne sont pas incarnées par des porte-voix célèbres ou prestigieux. Et peut importe qui les émet, ce qui compte, c'est que son émetteur soit connu et influent. En clair, c'est moins les idées qui comptent, que ceux qui peuvent les porter et rendre opératif leur contenu, parce qu'on prête à ces derniers la capacité non seulement d'influer, mais aussi de fédérer le plus grand nombre de Français derrière leur nom.
Dans nos réseaux politiques que l'on dira "alternatifs" ou "dissidents" nous disposons de quelques notoriétés qui sont à minima audibles de l'ensemble de nos effectifs à défaut d'être entendues de tous les Français. Cependant, la très grande majorité des intellectuels ne s'engage pas sur le sentier des luttes populaires, ce qui en soit, est un frein à la mobilisation. Leurs idées nous plaisent, mais si aucun d'entre-eux n'ose nous appeler à prendre la rue, alors nous restons cloîtrés dans nos maisons. D'ailleurs, là encore ce sont bien les messagers qui comptent et non pas leurs idées puisque ces dernières nous sont connues et pour beaucoup plébiscitées. Si donc les idées qui sont censées nous unifier politiquement sont déjà dans très bien partagées et diffusées, les appels à mobilisation des uns et des autres pour les faire advenir, devraient pouvoir se suffire en eux-mêmes. Mais non, si l'intellectuel de référence ou le politicien apprécié fait silence sur la pertinence de nous faire entendre au-travers de grands rassemblements populaires, alors nous n'avons aucun confiance sur le fait qu'il y'aura foule pour se rassembler derrière une quelconque revendication. Les appels à mobilisation restent alors vains.
C'est pourtant un étrange paradoxe au pays de la Boétie, de contempler le Français ayant le cul assis entre le trône du Jacobinisme le plus absolu et le fauteuil de l'anarchisme le plus implacable, revendiquer sa lassitude de nos asservissements à des maîtres, tout en étant lui-même aveuglé par ses propres conditionnements. Je me souviens ainsi d'une entrevue sur je-ne-sais-quelle radio, où une Norvégienne qui travaillait en France depuis longue date, expliquait que ce qui l'avait le plus marqué dans nos comportements, était notre culture du conflit permanent.
Et il vrai que nous aimons sacrément le conflit. Nous ne négocions pas des accords avec un patron ou un gouvernement, nous engageons un rapport de force. Nous ne défendons pas nos idées sans nous appuyer sur l'idée contraire qu'il s'agira de dégommer. Même dans nos relations amicales ou de couple, nous aimons simuler le conflit, voire nous lancer quelques vacheries pour le seul plaisir de faire réagir l'autre. Et si l'on s'immerge encore plus profondément dans notre culture du conflit, nous sommes perpétuellement en lutte contre nous-mêmes. Par exemple, les eurolâtres ne cachent pas leur haine de la France et trouvent toujours le moyen de nier notre singularité politique, culturelle et historique. Cela tout en véhiculant le nationalisme le plus napoléonien qui soit, dans leur conception de l'Europe à bâtir. Par ailleurs, peut-on haïr sans fascination ou amour pour ce qu'il est convenu de détester ? Dans leurs crânes, c'est bien à l'image de la France et de ses "valeurs" qu'ils s'imaginent façonner un super Etat européen. N'est-ce pas une dualité incompréhensible ?
A l'inverse, les eurolucides disent vouloir restaurer la souveraineté du peuple français et le plus souvent instituer la démocratie, mais se méfient ou se chamaillent vis à vis des leaders pouvant porter avec le plus d'efficacité leur message. On peut même dire que les débats philosophiques sur l'anarchie ou l'horizontalité ont bonne presse dans nos réseaux. Sauf qu'il vient un moment où l'on devrait mettre de côté notre goût d'intellectualiser chaque revendication politique pour avancer avec ce qui est. Et si l'on croit un tant soit peu que la France mérite de survivre pour tout un tas de raisons objectives ou subjectives, peut-être devrions-nous tenir compte des réalités politiques qui permettraient au peuple de reprendre le contrôle sur sa destinée ? Ainsi, lorsque l'on regarde dans l'Histoire ou dans le fonctionnement actuel des institutions, nous savons que la Rue institue le rapport de force nécessaire, que le Parlement trahit constamment le peuple et le tient à l'écart de l'initiative des lois et que le chef de l'Etat imprime sa volonté politique pour le meilleur ou pour le pire.
En clair, les organes de représentation lorsqu'ils sont collégiaux, non seulement agissent très rarement au nom de l'intérêt général, mais quoi qu'ils fassent, ils nous désintéressent. Car le parlement est réputé sans force ou auto-bloquant et surtout, sans visage unique pour faire valoir une cohérence ou une légitimité certaine. En outre, le parlement ne décide pas de la paix ou de la guerre et ne donne aucun ordre à des fonctionnaires.
La partie du peuple qui agit jusque dans la rue a un pouvoir d'influence, mais seulement si elle trouve en ses propres rangs, des meneurs qui sauront captiver un auditoire plus large que les premiers mobilisés. Si le représentant de la foule rassemblée est un syndicaliste inconnu et sans grande originalité, le Français observa ce moment de mobilisation comme un fait d'actualité parmi tant d'autres dans son téléviseur. Si en revanche, un ou plusieurs porte-voix un peu connu(s) soutiennent l'événement, alors on prêtera une oreille plus attentive aux revendications exprimées. Peut-être même que l'on s'ajoutera à la mobilisation.
Enfin, s'agissant du chef d'Etat comme de n'importe quelle autorité ultime de toute organisation, nous lui prêtons la capacité de faire. Et qu'on le conteste ou qu'on le plébiscite, nous lui accordons plus d'intérêt que n'importe quelle entité collective censée représenter le contre-pouvoir du peuple contre son arbitraire. L'on se fiche de savoir si le parlement va plutôt dans le sens de nos idées ou non, si le chef, lui semble de notre côté. Lui peut faire concrètement quelque chose simplement en le décidant, et s'il n'a pas la main sur les institutions, en tant qu'individu, il n'est jamais multiple pour représenter nos idéaux, mais bien un. Son visage, sa voix, ses expressions sont reconnues là où tout collège de personnes reste profondément impersonnel et informe.
Je ne cherche pas ici à encenser le chef ou défendre le principe du grand fédérateur. Je n'ai ni croyance, ni sympathie, ni idéologie à revendiquer à ce sujet. En revanche, je constate que l'on élit constamment celle ou celui qui sera le plus médiatisé, soit le plus visible dans nos esprits. Pas forcément celui qui a le plus à cœur de défendre nos intérêts. Si Madonna se présentait aux élections, en éludant son problème de nationalité, elle aurait toutes ses chances. Sa notoriété suffirait presque. Coluche qui était déjà célèbre et apprécié en 1981, a donné des sueurs froides à l'oligarchie de l'époque, quand on se rendit compte que ce qui n'était qu'une plaisanterie au départ, suscitait plus de 16 % d'intentions de votes. A tel point qu'il subit toutes les pressions pour retirer sa candidature. Et il fut même tellement apprécié en tant que contestataire de l'ordre établi, que sa mort autant que celle de Daniel Balavoine, continuent encore aujourd'hui de nourrir des doutes sur leur nature accidentelle.
Au final, Johnny Hallyday avait une carrière politique toute tracée s'il l'avait souhaité. Il aurait pu sans trop de soucis prétendre à la charge suprême. Il jouissait d'une notoriété et d'un capital sympathie plus que suffisant pour briguer n'importe quel mandat politique. Il pouvait réunir derrière son seul nom, plusieurs centaines de milliers de gens sur n'importe quel espace public. Mais Johnny le Révolutionnaire n'est qu'un personnage fictif, et l'insurrection qui reste à venir, ne dépend aujourd'hui que de stricts inconnus pour l'essentiel. Notre difficulté sera assurément d'admettre la nécessité de nous fédérer vers un tout petit nombre de leaders, mais ne désespérons pas, l'Histoire est toujours pleine de surprises.
Une fois n'est pas coutume, je clôture ce billet avec une vidéo, où, au-travers d'une chanson issue du répertoire de Johnny Hallyday, ce sont bien des souvenirs personnels qui m’inondent. Ainsi, je ne peux m'empêcher de penser aux voyages que nous faisions enfants (ma sœur et moi) avec mon père en voiture entre Paris et Limoges, à l'époque où l'album "Cadillac" sortait. C'est peut-être aussi cela la singularité de Johnny Hallyday dans notre histoire nationale : pratiquement tous les Français ont en mémoire des souvenirs qui ont été immortalisés par l'une de ses chansons. Bon voyage l'artiste !
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