vendredi 22 mai 2020

Les intellectuels (même alternatifs) méprisent le peuple !

Le 3 Décembre 1851, à la suite du coup d’État de Napoléon III, Alphonse Baudin, médecin et député, encourage les ouvriers du Faubourg St Antoine à se soulever. Se présentant jusqu'à l'une de leurs barricades avec un autre député, Victor Schœlcher, on se gausse de ces parlementaires qui viennent se mêler à la populace, cela dans le seul dessein de sauver leur mandat et les 25 francs d'indemnités journalières qu'il représente pour eux. A cela, Alphonse Baudin, brandissant un drapeau tricolore, grimpe sur la barricade, et répond à ses détracteurs :

"Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs !"


C'est ainsi qu'il se rend célèbre, parce qu'effectivement, il meurt foudroyé sous la mitraille, suite à un échange de tir entre les insurgés et la soldatesque.

Quelques décennies plus tôt en 1796, un certain Gracchus Babeuf (de son vrai nom François Noël Babeuf), écrivain et homme politique de son temps, marche en direction du camp militaire de Grenelle avec quelques centaines de camarades révolutionnaires. A l'époque du Directoire, l'expression d'opinions contestataires au gouvernement et plus encore le soulèvement des masses, est sévèrement réprimé par le régime bourgeois ayant désormais les pleins pouvoirs. Babeuf en déduit que le soutien des soldats reste la seule issue possible pour renverser l'ordre établi. Suite à une dénonciation émanant de son propre camp, l'entreprise échoue dans le sang, et Babeuf sera jugé et guillotiné l'année suivante.

Lors de la Commune de Paris en 1871, Louise Michel et Jules Vallès ne se contentent pas d'écrire et théoriser la Révolution. Ils y participent activement.

Il fut ainsi des temps glorieux ou quelques femmes et hommes de lettre, mouillaient la chemise lorsque l'on évoque le fait insurrectionnel. Mais à la vérité, bien plus nombreux furent les opportunistes qui soutinrent les entreprises révolutionnaires sans pour autant y participer pleinement. Plus nombreux encore, furent les intellectuels qui se firent les garde-chiourmes de l'ordre établi.

Et aujourd'hui, qu'en est-il ? Bien sûr, nous avons vu quelques artistes et intellectuels soutenir le soulèvement des "Gilets Jaunes" et citons ici l'ami Fabrice Grimal, qui a fait un remarquable travail de recherche au-travers de son essai "Vers la Révolution", et qui fut de toutes les manifestations. Plus platement, nous pourrions faire valoir que de puissants tribuns ou penseurs tels que Jean-Luc Mélenchon ou Frédéric Lordon, prennent le parti de marcher aux côtés de leurs camarades, lorsque des manifestations syndicales ou de contestation politique, sont organisées par des militants de gauche. Ils ne prendront pas de grands risques, mais ils seront là, car ils ont bien compris tout le capital sympathie que cela leur procure auprès des militants, autant que cela sert la cause de ces derniers qui ont besoin d'autorités morales et intellectuelles, pour donner de la visibilité ainsi que des accents de légitimité à leurs initiatives. Et il y a aussi tous ces penseurs, écrivains et Hommes politiques parfaitement inconnus, qui sans nul doute prennent part anonymement à bien des mouvements populaires. Moi-même, si je reconnais ne pas être un penseur et écrivain de la trempe de bien de nos illustres, je m'emploie autant que faire se peut, à rester l'un des fers de lance de la Révolution. C'est entendu, nous ne pouvons pas dire qu'il n'y a strictement aucun "intellectuel" pour soutenir les coups de force populaires. Mais reconnaissons que quelques brebis galeuses de la pensée politique, ne suffisent pas à former une "élite" révolutionnaire.

Avez-vous vu Emmanuel Todd, Jacques Sapir, François Asselineau, Michel Onfray ou Natacha Pologny être présents chaque samedi dans les cortèges des Gilets Jaunes ? Avons-nous vu ces mêmes intellectuels et leurs comparses idéologiques, se dresser devant la maréchaussée avec la geste de nos chevaliers d'antan ?

Absolument pas. Bien évidemment, il arrive parfois qu'à l'occasion d'une journée où les minorités agissantes reviennent à la charge dans nos rues, qu'ici ou là, un journaliste aux accents "populistes", un politicien ou un universitaire ayant les faveurs de la dissidence politique, vienne montrer un peu sa trogne ou plus anonymement humer la colère du peuple. Mais aucun n'acceptera de prendre une part autrement plus active au fait insurrectionnel, pour les quelques raisons que je compte expliciter ici.

Citons deux raisons marginales qui ne sont pas forcément au discrédit de nos penseurs les plus célèbres, du moins parmi les plus appréciés de nos cercles militants.

La première n'est rien de moins que la peur. Faisons-leur grâce d'une certaine compréhension. Le régime macronien répond de tous les critères propres à une tyrannie, si l'on considère le nombre de gueules cassées par les véritables criminels qui sévissent au sein même de la Police Nationale, transformée définitivement en milice gouvernementale. Ajoutons que d'autres moins officielles et constituées par les idiots utiles de l'oligarchie, sont là pour semer du désordre et faire la chasse à quiconque ayant acquis un peu de notoriété en défendant avec ardeur la restauration de notre souveraineté nationale, et qu'elles ne sont pas moins violentes que des policiers prêts à obéir à tous les ordres les plus arbitraires. Je comprends ces peurs et en accepte les fondements. Mais durant l'ère Sarkozy et Hollande où l'on conservait en haut lieu encore quelques scrupules sur la répression des mouvements sociaux, ces peurs étaient aussi justifiées qu'elles ne peuvent l'être aujourd'hui ?

La seconde est de l'ordre de la fausse pudeur ou du moins l'inquiétude d'être considéré(e) comme un(e) opportuniste en quête d'un bon coup politique à faire auprès des insurgés. Ce qui est un tort manifeste. S'il est vrai qu'il se trouvera toujours quelques exaltés (les fameux idiots utiles) pour crier au loup sitôt qu'une notoriété politique vient à notre rencontre, la majorité des petites gens est au contraire ravie et spontanément protectrice, de quiconque d'un peu connu et ami de la cause populaire, nourrit la volonté de se joindre à nos cortèges. On réclamera même un discours, un "selfie", ou même d'accepter une simple bise en guise de remerciement, à celle ou celui qui aura osé rejoindre notre piétaille militante.

La troisième raison est en revanche de l'ordre du mépris, et il convient ici de s'y appesantir.

L'intellectuel se veut au-dessus de la masse. Car ce dernier ne saurait s'avilir à se mêler à une populace criarde et volontiers sujette à toutes les hystérisations du débat public. Comprenez que le penseur a la rude de tâche de disséquer la situation politique du moment. Cela nécessite de fastidieux travaux de recherche préalables à la rédaction de son sujet, de longues heures à user de sa plume afin de poser les marqueurs historiques et philosophiques d'une chaîne de causes et de conséquences, cela non sans un douloureux effort cognitif pour extraire la substantifique moelle d'une analyse qu'il faudra finalement livrer en pâture à son lectorat avide de sa propre réflexion. Alors admettez que cela exige un environnement calme qui ne puisse perturber notre penseur du moment. Mais rassurez-vous. Messieurs Onfray et consort nous soutiennent ! Mais de loin... Venez assister à leur prochaine conférence, vous saurez tout le bien qu'ils pensent de vous. Bien sûr, si vous les interrogez sur leur absence manifeste au dernier grand rassemblement que nous avons organisé, ils auront une réponse toute faite et souvent similaire :

- Mais voyons, constatez que vos manifestations n'aboutissent à rien. Elles sont réprimées dans la violence, infiltrées par les appariteurs et milices officieuses du gouvernement, et puis constatez que la majorité du peuple ne jouit pas du niveau d'éducation politique nécessaire au renversement de l'ordre établi. Il faut poursuivre le travail de pédagogie politique, et je m'y emploie. Constatez les efforts produits ! Tous ces intellectuels que j'ai réuni dans notre journal politique ou parti. C'est un réel travail à plein temps !

Et c'est ici que toute leur superbe intellectuelle s'effondre. Oubliés tous les épisodes révolutionnaires où ce sont bien les masses qui ont renversé l'ordre établi, et certainement pas les intellectuels. On louait nos penseurs pour leurs connaissances historiques, philosophiques et même leur radicalité politique, et voila que soudain, tout a disparu. Les voila vides de toute pensée révolutionnaire. Ils ne sont plus les héritiers de ceux qui bien avant nous, ont contribué aux révolutions passées. Ils savent pourtant que ces derniers n'étaient jamais le peuple tout entier, que le contexte était tout aussi difficile pour nos aïeux, mais qu'ils ont pourtant vaincu une oligarchie régnante. Ils savent aussi que seuls les militants ou personnes intéressées à la chose politique les lisent ou les écoutent, et qu'il n'y aura pas d'autre force vive de la nation sur laquelle compter pour mener une révolution. Ils savent tout cela, mais l'amnésie brutale est confortable à leur mauvaise foi. Eux sont les détenteurs du logiciel politique. Ils jurent ne pas être intéressés par le pouvoir, mais se tiennent pourtant prêts à l'assumer en misant sur leur seule notoriété. Ils ont conscience que toute dissidence politique se doit d'être censurée ou diabolisée par les despotes au pouvoir, et que par voie de conséquence, leur visibilité ne souffre que de bien peu de concurrence. Ils seront appelés par le peuple insurgé à reprendre les rênes de la nation, puisqu'il y a si peu d'intellectuels acquis à la cause du peuple qui ne soient connus des dissidents politiques. Pléthorique est le nombre d'oligarques fortement médiatisés, mais nos penseurs qui savent se montrer éloquents pour les contester, sont si peu nombreux à jouir d'une quelconque attention médiatique. Alors à qui donc faire confiance le Grand Soir venu ? Rien ne sert de courir, les crasseux se chargent des sales besognes, et le moment de consécration finira bien par arriver.

Oui, nos manifestations "ne servent à rien". Elles sont du temps et de l'énergie perdue, alors que l'intellectuel de son côté, continue de faire œuvre utile en communiquant son petit avis sur le sujet d'actualité qui suscite les débats du moment. Devant un parterre de sympathisants venus encore une fois l'écouter, il fait montre de tant de ferveur et d'habileté oratoire pour s'indigner de la tyrannie du gouvernement. Il a bien mieux à faire que de participer à tant d'agitation inutile.

Et puis, s'il fallait gouverner un jour, il y aurait nécessairement des contestations qu'il faudrait supporter. Sans doute des manifestations et autres troubles, que d'une façon ou d'une autre, il faudrait bien tarir avec un tant soit peu de fermeté. Ce serait une position bien inconfortable que l'on nous rappelasse qu'il fut une époque où l'on condamnait l'arbitraire du pouvoir exécutif et que nous étions si étroitement mêlés aux insurgés qui prenaient le parti d'occuper la rue. Alors que si l'on prend grand soin dès à présent de ne point se mêler aux coups de force populaire, il sera si aisé de répondre que l'on ne participait pas à de quelconques manifestations. Qu'il s'agit bien d'un trouble à l'ordre public que l'on ne peut laisser perdurer. Que la démocratie suppose que la représentation politique soit en mesure de gouverner librement. Pourquoi s'imposer de futures difficultés, quand il suffit de parler et d'écrire loin du bouillonnement révolutionnaire jusqu'à ce que la nécessité de salut public vous impose comme le plus à même de reprendre les commandes de l’État, cela aux yeux mêmes des insurgés que l'on pourrait réprimer demain ? Non, laissons les plus agités mettre en difficulté le régime, et cultivons notre propre notoriété jusqu'à ce que les lignes de force se rejoignent. Le peuple est versatile, alors que le penseur lui reste constant. L'engeance crasseuse qui vocifère sa colère dans la rue, ne saura jamais s'ériger à sa propre profondeur intellectuelle pour comprendre ce qui relève de la raison d’État et de la complexité des réformes à mettre en œuvre. Alors pour les formes, on s'extasie de ces grands moments d'émulation populaire, il faut bien se faire aimer un peu, comprenez-vous ?


Mais dans le fond, on en pense pas moins.

On m'a souvent demandé pourquoi si peu d'écrivains, politiciens en vue, philosophes et journalistes appréciés de nos cercles, soient les grands absents de nos rassemblements. Ça n'est pourtant pas faute de les convoquer. La vérité est que ceux qui ne vivent que pour les mots, sont souvent des gens extrêmement prudents et hautains, quand bien même ils peuvent s'en défendre. Venir au pied des grands médias pour dénoncer de concert avec nous les tombereaux de propagande que nous subissons, leur ferait courir le risque de perdre l'attention médiatique qui leur est si nécessaire justement. Il est indispensable de conserver les bonnes faveurs des journalistes. On peut les moucher sur un plateau de télévision, mais ne surtout pas remettre en cause leur légitimité professionnelle. On peut décrire en long et en large pourquoi telle politique nuit au bien être social de la nation, mais l'on évitera de se joindre à ceux qui réclament la tête des gouvernants. On peut louer l'audace et le courage de ce bon peuple qui se révolte, mais jamais ô grand jamais, on ne se mêle directement de sa Révolution.

On patiente jusqu'au bon moment, voila tout...

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