mercredi 13 mai 2020

Vis ma vie d'assisté !

Une semaine. C'est ce qu'il me reste en termes de jours de provisions. Une fois cette période passée, c'est au pire la disette jusqu'au prochain mois, au mieux l'humiliation consistant à obtenir de la nourriture ou de l'argent par différents réseaux de solidarité, afin de tenir et ne pas souffrir de la faim jusqu'au mois de Juin. Aucune des deux solutions ne me convient.

Cela fait quelques jours que je ne réponds plus aux messages et aux courriels reçus. Ici un camarade me questionne : "Sylvain, le déconfinement commence, que fait-on ?" - J'aimerais lui répondre que l'on monte à Paris, que l'on déploie les banderoles à nos fenêtres, que l'on va faire quelque chose de toute façon. Mais je suis moi-même tétanisé, je ne peux mieux décrire le sentiment qui m'habite. Je ne peux rien répondre. Si les quelques pièces de monnaie et victuailles restantes, me permettent de me projeter qu'à une semaine de survie strictement alimentaire, comment envisager les nécessités militantes ? Elles exigent elles-même leur financement. Que ce soit pour se déplacer, s'équiper du matériel nécessaire ou même financer des actions de plus grande envergure, tout a un coût dans notre œuvre collective de résistance. Il y a des maillons de notre chaîne qui sont payés à penser et donner leur avis, que ce soit en tant qu'universitaires, chefs de partis politiques, journalistes ou youtubeurs, et d'autres qui organisent de réelles actions militantes, à l'image des Gilets Jaunes Constituants. Non pas qu'ils ne pensent pas eux aussi, mais ils ont bien compris que l'on ne bouleverse pas l'ordre établi avec la seule pensée.

Pour ma part, je revendique être à cheval entre deux mondes. J'ai le goût de l'écriture et de la réflexion politique, mais je comprends aussi la logique militante, qui je le rappelle, trouve ses origines sémantiques dans le terme "militaris", c'est à dire ce qui évoque les soldats (miles) que livraient chaque tribu romaine à la République antique pour assurer sa défense. Les criminels qui sont à la tête de nos institutions ne se soumettront pas à l'intérêt supérieur de la nation, s'ils ne trouvent pas des combattants authentiques pour leur faire face. On peut apprécier les écrits et allocutions de bien des penseurs, mais ils resteront sans conséquences politiques sur le dépeçage en règle de la France qui est en cours. Aucun des combattants que je retrouve régulièrement sur des rassemblements communs, ne touche une solde ou n'est crédité de faire "œuvre d'utilité publique", ce qui ouvrirait le droit à quelques menues subventions que perçoivent certaines associations tout à fait inoffensives pour nos oligarques. La Résistance est une œuvre totalement bénévole. C'est une conviction autant que le partage d'un fardeau moral et éthique, qui exige sa propre sueur, le peu de monnaie dont on dispose, du temps et une immense force psychique.

Force psychique dont je ne dispose pas à titre personnel, cela plus encore face à mon propre désœuvrement.  Un fermier que j'avais contacté suite à une offre d'emploi à laquelle j'avais répondu, m'a finalement rappelé cet après-midi. L'ouvrier agricole avec qui il devait faire affaire, ne répond plus à ses coups de fil. J'ai rendez-vous demain, je n'arrive plus à espérer, j'ai déjà des difficultés à être présentable, mais en outre, je manque de qualifications à faire valoir. Et mon CV n'est pas celui d'une personne stable sur le plan professionnel. J'ai commencé à travailler à l'âge de 15 ans. Sur les marchés d'abord, où j'aidais les commerçants à décharger et recharger leur matériel. Cela m'a permis de m'initier au commerce que j'ai continué de pratiquer sur les plages durant mon adolescence, pour vendre aux estivants des rafraichissements.  Malgré une formation sylvicole, j'ai en réalité travaillé dix années de ma vie dans le transport routier. J'ai aussi monté des chapiteaux, vendu des fenêtres et polices d'assurance et aujourd'hui, je suis revenu à la terre. J'aime travailler, j'aime apprendre, me renouveler, être actif... être vivant d'une certaine façon. Bouger, c'est vivre. Mais lorsque la misère la plus profonde m'écrase, ne me permet pas de voir au-delà d'une semaine pour simplement me nourrir, je me sens tétanisé. Comme des millions d'autres "assistés" je me reclus dans ma tanière, sans qu'un "confinement" arbitraire l'exige.

Je ne parle évidemment pas de ces assistés encravattés qui sévissent dans les hautes sphères économiques et politiques, et qui sont biberonnés à l'impôt des peuples. Ces parasites sociaux qui nous coûtent "un pognon de dingue" sont évidemment l'ennemi contre lequel nous luttons, et il n'est pas question d'en faire cas ici. Je parle de ces "assistés" de "la France d'en bas" ; de ces "Riens", c'est "Sans-Dents", de cette engeance crasseuse des bas-fonds de la France, ces salauds de miséreux qui "se refusent à travailler". Oh ne soyons pas aveugles et bornés, il y a très clairement parmi les pauvres, des gens qui se refusent à "travailler". Comme disait Coluche, "de l'argent leur suffirait". A l'égal de nos parasites encravattés, ce sont des gens indolents voire paresseux, et plutôt individualistes. On pourra leur trouver mille défauts, et je n'y circonviendrais pas, il faut de tout - malheureusement - pour faire un monde. Mais par delà ces marginalités, il y a des millions d'autres Français qui veulent et AIMENT aussi travailler. Pour le moins, personne n'apprécie survivre (et le mot n'est même plus approprié) avec des minimas sociaux. Tout le monde préfère toucher un salaire récompensant ses efforts et  à même de nous valoriser sur le plan psychique et même sociétal. Celui qui jouit d'un emploi ou qui est son propre patron, jouit par ailleurs d'une aura de respectabilité supplémentaire dans notre Société, face au "Rien" qui lui se meurt entre trois cartons pour les plus désespérés ou dans son appartement pour ce qui relève du gros de la misère invisible.

Il y aussi la très insidieuse marginalisation des canards boiteux de notre Société. Ces emmerdeurs qui pensent de travers, qui ont mille inventions à proposer, mille indignations sur lesquelles fonder un grand projet de Société, une culture académique sans le conformisme intellectuel, ces trublions qui font de leur vie un vaste apprentissage au long cours, et qui accouchent en retour d'une créativité et d'une capacité à bouleverser nos façons de penser, travailler ou faire de la politique. Dès l'école ils sont pointés du doigt par leurs petits camarades : c'est "l'intello" ou le timide que l'on chahute un peu. Que croyez-vous qu'une Société qui dans ses premiers babillages, se conditionne déjà à la ségrégation sociale, puisse produire sur le long terme ? On jalouse l'intello, on chahute celui qui aura la décence de ne pas trop se défendre. Le gamin victime de ces constantes railleries, lui, grandit avec la conscience d'être un peu à part, un peu canard boiteux. Car il est boiteux face au conformisme ambiant. Il ne comprend pas, n'imagine même pas que les boiteux soient ses bourreaux du quotidien, que la jalousie des uns puisse l'éclairer sur ses propres talents. C'est désormais un canard boiteux de 18 ou 20 ans pas très à l'aise sur le plan social qui s'élance dans la vie. Et l'on remarque vite que cet être est dérangeant. Il ne fait rien comme tout le monde, il est maladroit, pas bête pour autant... C'est même gênant, ce qu'il dit viole les "vérités" du temps. Et comme il est pas bête, il tranche dans les croyances avec un esprit acéré. Ça fait mal bordel ! Au fou ! Au facho !

Les canards boiteux, c'est bien connu, sont souvent des petits génies en puissance. Une instruction publique à la fois réhumanisée et plus soucieuse de méritocratie, détecterait ces germes de talents français, et s'assurerait de les armer psychologiquement face à la bêtise. Elle les pousserait dans leurs affinités culturelles primaires, elle les laisserait s'armer intellectuellement et les motiverait à continuer vers des études plus poussées. Tous les Français ne sont pas formatés pour devenir de grands intellectuels, ingénieurs, médecins, mais encore faut que l'on ne crache pas sur l'intellect - cette forme "d'autorité" morale - qui nous renvoie à nos propres limites. En d'autres époques, on brûlait les livres, aujourd'hui, l'intellectuel iconoclaste subit les fatwas en hérésie des bien-pensants et conformistes de tous poils. Une ségrégation sociale qui en a mené combien à la ruine sociale et matérielle ? Quant au timide qu'on se plaisait à chahuter au départ de sa vie, car il incarnait ce que la petite frappe de sa classe n'était pas, avec quel sentiment de soi s'est il construit durant son adolescence, puis sa vie d'adulte ? Quel impact cela peut avoir dans sa vie personnelle, professionnelle, sociale ?

Notre Société est terriblement violente. Non seulement, nous subissons une guerre de classe qui amène des gens de bonne volonté à l'état de misère le plus absolu, mais en outre, notre bêtise collective génère par elle-même les fondements de notre mal être social. Nous sommes réputés être un pays "conflictuel" pour les peuples scandinaves, germaniques, asiatiques, ou même africains qui nous observent. Cela contribue au génie social et intellectuel français, mais aussi à notre perpétuelle décadence politique. Nous sommes incapables d'être unifiés ne serait-ce que provisoirement sur ce qui compte. Il faut toujours qu'une minorité consciente des enjeux sociaux et démocratiques à recouvrer ou conquérir, organise le coup de force nécessaire à la prise de contrôle de l’État. Et les révolutions - je ne le répéterais jamais assez - ne sont jamais le fait d'une population toute entière. C'est au contraire une portion très congrue d'elle-même et confrontée à toutes les adversités, qui réussit le coup de force politique. La majorité du peuple est "suiviste", une extrême minorité de lui-même, est pro-active politiquement. Et plus petit encore est le nombre de dissidents politiques qui franchissent le pas pour occuper une place ou un bâtiment public. Ce tout petit nombre de personnes est incarné par des gens qui "travaillent" et des "assistés" dans mon genre. Tous partagent une réelle conscience politique, mais aussi un supplément d'âme qui leur fait admettre que le rapport de force nous engage au-delà des mots.

"L'assisté" que je suis considère sur le plan politique, que si l’État me fournissait en loca-vente une ferme à retaper et quelques hectares de terre autour, je deviendrais un producteur autonome, bien portant sur le plan matériel et en mesure de payer des impôts. D'autant que la puissance publique a les moyens de racheter le foncier et bâti agricole à l'abandon. Mais l’État n'invite pas les jeunes Français qui veulent revenir à la Terre, à se lancer par de telles politiques publiques qui seraient contraires au conformisme de la SAFER, de la FNSEA, du Crédit Agricole et de la Banque en général. Il y a donc pénurie de producteurs en France, un grand mal-être social dans la profession, un exode urbain empêché puisque la jeunesse est fauchée et n'a aucun capital à investir pour se lancer. Cela contribue à la fabrique du chômage de masse. Dans ma commune, il y avait autrefois un tissu industriel plus important, et beaucoup de commerçants. Aujourd'hui, presque tous ont fermé boutique, et des usines ont délocalisé leur activité. Il y a moins d'agriculteurs qu'il y a 50 ans pour faire vivre des ouvriers agricoles, prestataires, fournisseurs, saisonniers, tout ferme. La Komizion Europereich applaudit à cette réduction de la main d’œuvre dans le monde agricole moyennant mécanisation et chimie à outrance subventionnées, et nos campagnes s'appauvrissent. On y trouve même des "assistés" désormais. Une autre part de la misère invisible, celle qui a plus que largement contribué à cette révolte essentiellement rurale qu'est le mouvement des Gilets Jaunes.

Je suis donc à la fois intimement conscient de la classe miséreuse à laquelle j'appartiens et que je ne peux absolument pas trahir pour en éprouver en commun toute la détresse morale qui surpasse les questions plus matérielles ou alimentaires ; mais je suis aussi tout à fait conscient des raisons politiques, juridiques, financières, géopolitiques, monétaires, etc... qui expliquent notre misère à tous.

Je ne suis pas intellectuel en tant que tel. Encore moins un youtubeur, président de parti politique, économiste en vue ou petit bourgeois cancanant sur les ondes de France Inter. Ma volonté est de travailler et de poursuivre des activités qui ont du sens pour moi. D'une part mes activités de maraîchage qui sont profondément utiles à la collectivité et apaisent mon propre bouillonnement cérébral, mais aussi répondre aux camarades qui m'interpellent que j'ai de quoi me déplacer sur Paris, payer une banderole, un avocat ou la location d'une salle pour organiser les prémisses des futurs tribunaux populaires, et que j'ai donc mille propositions militantes à lui fournir. 

Mais je me sens encore une fois tétanisé. Il me reste une semaine de provisions avant l'humiliation et la démerde. Qu'est ce que je lui réponds à l'ami qui me fait confiance sur les bons sentiers de luttes à emprunter ?


Voila comment la misère vous écrase.

Patientez de meilleurs jours pour ceux qui s'étonnent de mon silence.


1 commentaire:

Quelque chose à ajouter ?