S'il est un terme qui ressort régulièrement dans les débats politiques - jusqu'à me semble-t-il en polluer leur essence profonde - c'est bien le mot "humain". C'est donc dans le but de marquer une distinction claire entre ce qui relève de l'humain et ce qui relève du politique, que je souhaite explorer avec vous, cette question qui oppose les "spirituels" aux animaux politiques de ma trempe.
Tout d'abord, relevons immédiatement que si les deux termes existent, c'est bien parce qu'ils ont une signification différente. A partir de là, on pourrait s'économiser une quelconque réflexion à ce sujet. Mais puisque le Français est verbeux et apprécie de faire converger des termes ayant chacun leur propre définition, allons un peu plus loin.
Que dit d'abord le Larousse à propos du mot "humain" ?
- "Qui possède les caractéristiques spécifiques de l'homme en tant que représentant de son espèce ; qui est composé d'hommes : Être humain. L'espèce humaine.
- Qui est relatif à l'homme, qui lui est propre : Corps humain. Une tâche qui excède les forces humaines.
- Qui porte sur un des aspects de l'individualité de l'homme ou de son activité : Sciences humaines. Anatomie humaine.
- Qui manifeste à un haut degré la sensibilité, la compréhension propres à l'homme en tant qu'individu dans un groupe social : Chercher des solutions humaines à un problème social délicat. Un magistrat humain.
- Qui est en accord, en harmonie avec tous les caractères de l'homme, qui les manifeste (tant du point de vue de la force que de la faiblesse, de la grandeur que de la petitesse, etc.) : Une architecture humaine. C'est une réaction bien humaine".
Les deux premières définitions renvoient donc à notre biologie en tant qu'espèce, ou de façon plus provocante pour certains courants philosophiques, à notre animalité.
Mais les définitions qui suivent ne sont pas moins liées à notre chair. Le propre de l'humain, c'est son caractère sensible pour le meilleur ou pour le pire. Nous disons d'une personne qu'elle se comporte avec humanité pour témoigner à la fois de sa sensibilité et de son altruisme. De même que nous signifions qu'une réaction est profondément humaine (y compris lorsque nous la considérons comme néfaste) lorsque nos émotions prennent le dessus dans la résolution d'un problème. Mais l'Homme ne peut s'empêcher de considérer ses attributs d'espèce à un niveau supérieur face au reste du vivant. On ne parlera jamais de l'humanisme d'un cheval. On ne dira jamais d'un ours qu'il s'est comporté avec humanité avec l'un de ses semblables sauf à vouloir sombrer dans un anthropomorphisme douteux. Nous savons que les animaux peuvent se montrer tendres, intelligents et altruistes, mais nous ne leur reconnaissons ces qualités que de façon circonstancielle et non comme des attributs propres et inaliénables à leur espèce. L'humanité au sens de ces considérations morales, est donc une dimension d'âme que nous proclamons être le propre de l'Homme, qu'importe que des individus puissent être coupables de crimes de sang, se montrer tyranniques, cruels, manipulateurs, et tout un florilège de malveillances qui sont aussi le propre de l'être humain. Pourtant, nous n'aimons pas intégrer cette part maléfique qui existe aussi en notre humanité, à la notion même d'humanité. Peut-être craignons nous de constater que la plupart des animaux sont finalement plus humains que nous puisque dépourvus pour l'essentiel d'entre eux, de l'intelligence nécessaire à fomenter de telles malveillances.
Toujours est-il que se comporter avec humanité, revient toujours à notre dimension d'êtres de chair forgeant leur interaction avec autrui sous le prisme de notre empathie, notre sollicitude, et notre volonté d'aider. Nous sommes des animaux sociaux conditionnés à une certaine sensibilité pour ce que l'autre éprouve. Nous ressentons le besoin spécifique et même égoïste, de nous soulager des émotions qui nous affectent en portant assistance à celle ou celui qui souffre. Je dis bien égoïste, car lorsque nous tentons d'aider autrui, c'est à seule fin de rétablir un certain équilibre émotionnel plus confortable en nous libérant de toute surcharge d'affect que l'exposition au malheur d'autrui a provoqué. Par extension, ces marques d'altruisme découlant de notre empathie naturelle, ont forgé nos valeurs morales jusqu'à finalement les ériger en un ensemble plus complet que nous définissons par le terme "humanité". Le fait de les méditer ou les transcrire dans des préceptes philosophiques voire politiques, c'est de l'humanisme.
Agir avec humanité n'est pas le propre de tous les êtres humains, loin s'en faut, si l'on considère donc l'aspect moral et sensitif de la question. L'humanité dans ce sens, est le propre d'un certain nombre d'individus. On fait les louanges de l'humanité d'une personne, par rapport à son comportement social avec les autres. Qui dit comportement social, suppose un ensemble d'actions et d’interactions parfaitement concrètes et directes avec autrui. On pourra aussi relever l'humanité d'une personne, non sur sa relation aux autres, mais sur sa seule sensibilité qui nous touche.
Quoi qu'il arrive, il devient assez évident à ce stade, qu'agir avec humanité est difficilement conciliable avec une activité ou une réflexion politique. L'humanité touche à l'affect, le politique traite de la raison. Cependant, comme précisé plus haut, un courant philosophique découle de la notion d'humanité : l'humanisme.
Apparu au XVIème siècle, ce courant place les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres et propose rien de moins que d'en faire une quête autant philosophique que politique (plus récemment) et spirituelle pour l'ensemble des Hommes.
Mais c'est précisément ici que la scission entre politique et humanité intervient. L'humanité est rappelons-le, propre à l'individu sur la base d'un comportement social ou sa sensibilité particulière. Tandis qu'une quête philosophique pouvant effectivement trouver une partie de sa traduction dans le champ politique, n'est plus affaire de comportement de chacun vis à vis des autres. Nous rentrons dans la sphère des idées et des valeurs, particulièrement dans ce qui relève de la philosophie ou la spiritualité. L'on peut par intégrité morale avec ses valeurs propres, suivre une voie humaniste jusque dans la conduite de sa propre vie, mais il ne s'agit plus dans ce cas d'un comportement naturellement (ou égoïstement) altruiste. C'est une discipline personnelle, un auto-conditionnement, un effort consenti, cela en vue de faire progresser une quête qui nous transcende. On suppose dans cet effort, l'idée que notre exemplarité autant que notre action, contribuent à améliorer le monde.
Vient ensuite la chose politique qui fait toujours appel aux idées, mais tente de concilier la quête humaniste au réalisme. Car le politique que ce soit dans sa législation ou ses décisions, se confronte constamment au conflit ainsi qu'à des choix éthiques et moraux qui peuvent être douloureux, même lorsqu'ils supposent un progrès humaniste espéré sur le long terme. Par ailleurs, le politique imprime l'obligation ou l’interdiction morale (devenant loi) d'un comportement, indépendamment de la volonté de tous les individus qui s'estiment ou non, parties prenantes à une quête humaniste.
En clair, là où la spiritualité implique la volonté propre des individus à une certaine quête morale et humaniste, le politique pour sa part, assume que les assassins, les cupides, les voleurs et les malveillants de tous poils continueront d'exister, indépendamment de la discipline de vie dans laquelle s'inscrivent quelques individus rares et précieux. Plus fondamentalement encore, on peut dire qu'il y a sans doute autant d'individus inscrits dans une certaine quête spirituelle et humaniste que d'individus malveillants. Et entre ces deux types d'humanités, une écrasante majorité qui ne souhaite simplement pas causer du tort à autrui, sans pour autant exiger d'elle-même des efforts autres que ceux nécessaires à sa propre survie et son propre confort. Une majorité donc, qui bien que dépourvue de malveillance, ne s'inscrit pas naturellement dans un projet humaniste ou spirituel quelconque.
C'est avec cela que compose le politique. Les débats éthiques qui en découlent sont ainsi intenses et difficiles. Car si la quête de progrès humain se veut en arrière fond de l'élaboration d'une loi ou d'une décision politique, elle oblige bien souvent son défenseur à causer du tort à certains groupes sociaux dans la seule finalité de servir le plus grand nombre, ou au contraire léser ce dernier, pour résoudre un problème majeur d'un petit nombre.
Il y a par exemple plus de 200.000 sans abris en France. C'est donc un problème partagé par une minorité de la population. Mais un problème suffisamment grave, pour que la majorité consente (par la loi) à financer un ensemble de solutions qui elles-mêmes, pourront s'avérer imparfaites. Décrivons ici un cas éthique générant inévitablement du conflit que se doit assumer le politique :
Sur ces 200.000 personnes à la rue, près de 55 % sont nées à l'étranger. Le politique doit donc trouver des solutions pour tout le monde, tout en se conformant à une règle essentielle pour toutes les communautés nationales : protéger les siens d'abord, aider les autres ensuite. Le panel des solutions n'est pas extensible à l'infini, mais se gradue entre les mesures d'urgence et les mesures d'accompagnement de plus long terme.
On peut donc réquisitionner des logements vides (ce qui lésera forcément des personnes) ; des infrastructures privées ou publiques de façon exceptionnelle (ce qui lésera aussi d'autres personnes) ; et financer la location d'infrastructures d'habitations temporaires (ce qui aura un coût pour l'ensemble des citoyens) pour palier à l'urgence.
Vient ensuite l'accompagnement de long terme qui demande des coûts plus élevés encore pour la collectivité, cela par le financement de logements à construire ou l'achat de logements déjà existants, ainsi que l'accompagnement social et les allocations nécessaires à l'aide nécessaire à ces personnes en situation de grande précarité. Il peut être décidé de raccompagner à la frontière les migrants illégaux en situation de grande précarité afin de soulager la collectivité des coûts de long terme que représente un tel accompagnement social et infrastructurel, pour mieux répondre aux besoins des nationaux. Mais la dimension humaniste sous-tendant nos politiques publiques, suppose de considérer les raisons ayant poussé des ressortissants étrangers à s'expatrier en France et terminer leur route directement dans la rue, plutôt que dans un logement digne. Ce qui suppose cette fois-ci de s'intéresser à ce qu'il se passe à l'extérieur de notre pays, des responsabilités que nous pouvons avoir dans ces processus migratoires, et des réponses à y donner. Ce qui signifie qu'avant même d'évoquer l'idée de raccompagner à la frontière une personne, il ne peut être éludé ce qu'elle retrouvera comme conditions de vie en son propre pays. Un réfugié de guerre risquant la mort s'il retournait dans sa patrie, ne peut décemment pas être raccompagné vers sa terre de naissance. Un réfugié économique sera en droit d'exiger que son retour puisse signifier des opportunités de travail et de revenus à même de subvenir à son existence. Mais le politique, s'il devait juger que les intérêts tant des sans abris disposant de la nationalité française que l'ensemble de la collectivité resteraient fragilisés par l'accueil et l'accompagnement de ces migrants devenus sans abris dans les faits, a aussi le pouvoir et même le devoir d'ignorer ces revendications qui sont extérieures aux intérêts qu'ils défend en premier lieu.
Je ne précise pas ma pensée propre à ce sujet, mais illustre par cet exemple précis, ce qui relève du politique imposant ses décisions et ses normes au nom de l'intérêt général, cela en cherchant le meilleur point d'équilibre sur le débat éthique sous-jacent à la résolution d'un tel problème.
Manifestement, s'il était avéré que l'ensemble des citoyens adoptaient un comportement empli d'humanité, que ce soit naturellement ou par une forme d'auto-discipline (relevant donc d'une forme de spiritualité), il n'y aurait pas 200.000 personnes à la rue, indépendamment de leurs origines nationales. On peut même faire remarquer que la plupart des gens qui n'ont que le mot "humain" à la bouche, sont souvent les plus hypocrites puisqu'ils attendent du politique qu'il règle pour eux, ce qu'ils ne se sentent pas le désir ou la contrainte consentie d'assumer eux-mêmes. Et je n'évoque ici que l'un des problèmes humains les plus graves, les plus immédiats et les plus aisés à régler pour l'ensemble de la collectivité en toute indépendance du politique. Quand on évoque 200.000 personnes à la rue sur une population d'environ 67 Millions d'habitants, que l'on s'abstienne de me dire qu'il faut considérer les choses avec humanité, surtout si l'on ne contribue pas soi-même à agir avec altruisme.
Il faut donc distinguer très précisément ce qui relève d'un comportement individuel, finalement assez rare que l'on appelle "humanité" ; une contrainte spirituelle que l'on s'impose pour tendre vers un certain humanisme partagé collectivement et en dehors de la contrainte politique ; d'une solution politique empreinte de réalisme avec son lot de difficultés éthiques indépassables, mais dont l'ambition de long terme est de tendre vers une société utopique (et donc humaniste).
Ainsi, je réponds à celles et ceux qui me reprochent de parler "comme les politiques", que c'est parce que je préfère faire usage du langage de la raison plutôt que celui de la religiosité ou encore celui de l'affect, que je m'exprime ainsi. Je choisi ce mode de résolution des problèmes de société, car je ne suis ni hypocrite, ni croyant en la dimension spirituelle ou même humanitaire de la majorité des êtres humains. J'ai totalement foi en l'idée que le langage politique s'élève au-dessus de notre dimension charnelle (c'est à dire nos émotions), et observe sans compromission l'ensemble des contraintes dont il faudra tenir compte avant de proposer la solution la moins immorale que possible pour répondre concrètement (par la puissance publique) à un problème de société donné.
Reste une question : suis-je moi-même humain si je me comporte en politique désespérément froid et capable d'admettre que l'on peut léser certains groupes sociaux au profit de l'intérêt général ?
Et la réponse sera assez simple à formuler :
Il revient uniquement à ceux qui me connaissent en tant qu'individu (et non en tant qu'être politique), d'y répondre. Je suis la personne la plus mal placée pour juger de mes valeurs "humaines". Mais de la même façon, me juger sur les idées que j'expose sans me connaître personnellement, c'est précisément faire fi de ma potentielle humanité, et ne pas observer les rigueurs nécessaires au développement de la sienne propre.
Si je puis donc me permettre un conseil, en admettant d'emblée ne pas être la personne la plus sage pour en donner : ne parlons pas d'humanité, soyons humains autant que possible sans nous en glorifier. Ne mélangeons pas ce qui relève de la politique de nos comportements individuels autant que de nos cheminements spirituels, chaque mot à sa place pour décrire des choses très différentes. On peut refuser la voie politique pour changer le monde, mais il est inutile d'espérer d'un être politique qu'il embrasse notre cheminement spirituel ou adopte notre comportement humain qui n'est propre qu'à nous-même.
Que les choses soient donc claires pour tous ceux qui veulent m'embarquer dans leur philosophie pleine "d'humanité", je mettrais toujours un point d'honneur à vous désespérer en tant qu'être politique.
Sylvain Baron