J'ai beau tourner et retourner la question en mon esprit, je reste interdit face à ce que je ressens. Moi, l'Homme froid qui se veut stricte puissance cognitive et objectiver le monde. Établir des sommes d'informations, produire les recoupements les plus pertinents et formaliser les déductions les plus logiques. Bien sûr je me sais apte à ressentir un certain nombre d'émotions. Je puis être agacé, scandalisé, triste, furieux ou rempli d'allégresse. Mais ces états d'âme sont aussi rares qu'évanescents.
T'aimer en revanche, je ne comprends
décidément pas.
Ô bien sûr, tout est
sous contrôle ! Il ne faudrait pas que ce trouble qui ne me
quitte plus depuis notre rencontre, puisse porter atteinte à cette
raison aussi bornée que confortable pour un cœur que très peu
d'autres avant toi, sont parvenues à fracturer. Alors je concentre
mes pensées sur l'insipide comme sur l'essentiel, sur l'effort manuel
comme l'analytique. Cela en espérant oublier quelques instants seulement, le
poids qui pèse ostensiblement sur mon palpitant. Accroché à
ce dernier, il y'a ce médaillon de toi. Et quand j'y repense, toute ma condition humaine resurgit. L'irrationnel me fait face et
plante son épée en mon âme. Mes instincts les plus primitifs
rejaillissent à nouveau : je te veux contre moi. Je désire ceinturer
ton frêle corps de mes bras devenus soudain virils. Je désire te
cajoler, te bercer, te promettre que tu n'auras plus jamais rien à
craindre, et te faire le serment de rester à jamais ton plus ardent
protecteur. Me voilà tour à tour homme gémissant et implacable
soldat dressant le poing à une Société qui s'effondre tout autour
de nous. Je défie quiconque de te faire du mal, je tuerais sans
remord celui qui voudrait te malmener.
Tout cela me fâche
cependant, car en vérité, rien n'est sous contrôle ! Je n'ai pas de prise
sur l'amour que je ressens, comme sur celui que tu ne ressens point à
mon égard. J'ai beau prier les anges, les Dieux et le Diable s'il le
faut, cela dans l'espoir que l'univers chuchote en ton âme qu'il est désormais
temps de t'ouvrir à mon cœur, mais la grande conspiration n'a
pourtant jamais lieu. Alors et une fois encore, je tente d'oublier. Épuiser
mon corps en concentrant ma force sur quelques rondins de bois à trancher ;
méditer et promouvoir la révolution ; coucher un peu de ma
pensée politique sur quelques canaux cybernétiques ; mais toujours Cupidon et les siens se rient de mes vaines tentatives pour échapper
à ma plus tendre obsession. Définitivement, tu me hantes, me
handicapes, me fragilises et le plus beau est que tu me ré-humanises.
Cela bien malgré toi.
Je ne trouve pas de sens
à mon existence ici-bas. Pas de sens à ces milliards d'astres qui
matérialisent un univers qui autrefois n'existait pas. Pas de sens à la malveillance des Hommes, à leur méchanceté, à la
volonté de nuire des puissants, à la crédulité et l'apathie de
millions de leurs si volontaristes assujettis. Mais puisque tout cela est, et fait Système, j'admets n'en être qu'un rouage, et je dédie ma
propre existence à la conquête d'un peu plus d'harmonie. Je ne sais
pas pourquoi, mais une pulsion mystérieuse fait de moi et malgré moi un authentique combattant. Lacordaire a rédigé ma propre devise : "la
Liberté ne se réclame pas, elle se prend !" Ainsi je tente ce que je peux pour abattre les murailles qui
conditionnent nos asservissements. Miséreux et misérable dans cette
quête aux allures d'Utopie, on se scandalise de la vérité que je
préfère de loin à l'idéologie ; on raille les entreprises que je ne
réussis point ; on me conseille aimablement un sage abandon et
parfois, on me couvre de louanges sans jamais répondre à mon appel. Si
bien que la frustration des premiers jours de lutte a finit par céder
la place à la détermination froide incitant à ne plus écouter, mais
poursuivre le combat quoi qu'il m'en coûte, jusqu'à ce qu'ils comprennent...
Tout cela n'a aucun
sens !
Je ne comprends pas
pourquoi je ne suis pas ces millions de bien-heureux portés par
l'insouciance des temps futurs. Pourquoi Dieu m'a fait Soldat pour
une cause semblant à bien des égards totalement perdue. Mais plus
encore, je ne comprends pas pourquoi je t'aime. Car si même la
Révolution se rationalise, trouve sa propre logique implacable dans
le terreau de l'Histoire que nous écrivons tous ensemble, j'ai beau
chercher de la raison dans mes sentiments, mais à chaque fois que
j'additionne tes merveilleuses qualités d'âme, une bourrasque
emporte toute la savante construction intellectuelle que j'édifiais
quelques secondes auparavant. Tant d'autres sont si belles, si
douces, si pleines de vie, et pourtant, c'est sur toi que mon cœur
porte son dévolu. Je me retrouve alors plongé dans l'abîme de
l'incertitude. Cette ignorance n'en finit pas de me malmener. Je n'ai
pas de prise sur ce que je ressens. Je ne peux rien éteindre, ni
même établir la démonstration qu'un grand tout exige notre
union. Je suis simplement condamné à t'aimer sans rien y comprendre.
Alors, je veille. Nous
nous croisons de temps à autres, je m'assure que tu te portes bien,
dépose un baiser sur ton front, te renouvelle ma chaude amitié, puis
nous nous quittons à nouveau pour ne plus nous revoir durant des
semaines. Puisque je ne souhaite en aucun cas entretenir ta gêne ni
exacerber mon trouble, tu constates alors mon silence durant ces
entre-deux. J'envie alors ceux qui ont parfois les honneurs de partager ta
propre couche, mais je me garde bien de te le signifier. Je maudis ma pudeur,
ma retenue, mon apparente tranquillité, pourtant à mille lieues de
l'être solaire que je serais indéniablement si je devais entrer de
plein pied dans ta vie. Tu ne soupçonnes point le feu qui brûle en
moi et les millions de rires et sourires que je t'arracherais le reste de ta vie durant.
Puis à l’aune de
quelques nuits où plus rien ne semble si important dans cette
étrange existence que je mène, me voilà à nouveau en train de tisser
des liens sur des sujets ne se recoupant pourtant point. Tu ne m'as
jamais inspiré mes idéaux révolutionnaires, et tu n'as été la
muse que d'une chanson. Pourtant, voilà qu'au fond de moi une idée
un peu désagréable, quelque peu immorale et bassement réductrice
de temps d'années d'engagement au profit de tout un peuple, se fraye sournoisement un chemin en mon âme : peut-être que si je remportais un jour
ce combat, que je devais susciter pour cette raison l'adoration de
millions de mes concitoyens, alors toi, tu me regarderais enfin...
Tu le sais bien, je suis indifférent aux humeurs des foules, aux
diatribes des malfaisants autant qu'aux louanges de ceux qui estiment
ce que je fais. Je ne poursuis ni la gloire, ni la fortune, je ne
traque que la Liberté. Mais si à force de ne rien céder à cette
quête au long cours, c'est la quintessence de tout cela que je
devais finir par trouver sur mon chemin, toi qui m'aura vu combattre, aura connu
tous ces moments où tantôt je faiblissais, tantôt je retrouvais
pugnacité à mon ouvrage, serais-tu alors honorée d'être aimée par le
meneur d'une Révolution réussie ? Est-ce que dans ce cas, tu sentirais la
même pesanteur étreindre ton cœur en pensant à moi désormais ?
Est-ce que l'affection que tu me portes se transformerait en un
brasier ardent ? Faut-il réussir l'extraordinaire pour être
aimé de toi ?
Tout cela n'a décidément
aucun sens, et je me résigne alors à cette triste conclusion ; je ne
pourrais en rien être autre que ce que je suis aujourd'hui, et ton
cœur n'aurait pas de raison nouvelle d'embrasser mon âme, puisque
que contrairement à tout un peuple qui soudain me porterait en
triomphe, tu resterais une intime qui à jamais, ne pourrait mystifier
mon propre état d'être. Tu connais bien de mes faiblesses, autant que
ce qui discrédite mes plus ardents détracteurs. Et rien de tout
cela n'a su éveiller le même trouble qui m'étreint et parfois
m'étrangle. Sans doute serais-tu fière de moi, et me congratulerais
quelque peu de ne pas avoir abandonné, mais à jamais tu resterais ma
plus tendre amie.
Alors dans cette vie qui
n'a décidément aucun sens, je reprends mon bâton de pèlerin. Soldat solitaire
d'une cause perdue, j’écope ma barque qui ne cesse de vouloir
sombrer, et pagaye contre les courants les plus hostiles. Mais désormais lorsque je
faiblis, je concède à l'irrationnel le droit d'espérer plus que
ta reconnaissance un jour, si je devais réussir. Et cela donne
provisoirement un peu de sens à ce que je fais. Je ne suis plus
seulement amoureux de mon propre peuple, mais je revendique être sous le joug de ta propre lumière.
Et elle vaut des millions de femmes et hommes, m'encourage et me
pousse, m'impose la patience et la ténacité. La ligne de front
n'est plus très loin. Peut-être que la Révolution me rendra libre : un homme libéré de ma plus tendre obsession : toi...
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